"Vous venez ?"
Kaeril n'a pas cessé de la vouvoyer, mais le ton de sa voix est déjà plus familier qu'hier. Il tourne la tête vers l'intérieur de la hutte, d'où Elenàth le dévisage pour la énième fois depuis le début de la soirée comme une bête curieuse. Comprend-elle ce qui se passe ?
La tâche assignée au Rhîwin est simple. Il doit prendre des haches dans la réserve et entraîner la jeune elfe à couper du bois. Myrah, en Heryn railleuse, a estimé qu'il ne sera pas capable seulement de le faire lui-même. Cette remarque a vexé Kaeril au plus haut point. Quand on passe sa vie sur des champs de bataille, on est apte à n'importe quel exercice un tant soit peu physique. Il entend bien prouver qu'il n'est pas un incapable, et sur l'air du défi, il a répondu qu'il s'en sortirait très bien sans l'aide de personne. Il s'est levé, a pris ses affaires et quitté la hutte, jetant un oeil en arrière pour inviter Elenàth à le suivre. "Vous venez ?"
L'ordre donné par Idhren est clair : elle doit le suivre et faire ce que l'elfe aux cheveux violets dit. La louve ne comprend pas, mais son esprit ne peut pas se rebeller. Elle le suit donc docilement à l'extérieur, trottinant juste derrière lui, se demandant ce qu'il lui veut.
C'est en arrivant dans la réserve que la vérité, fatale et implacable, saute aux yeux de Kaeril comme une évidence.
Il n'a jamais utilisé de hache de toute sa vie. En voyant les instruments rangés dans un coin du cabanon, il jauge du regard leur poids, et les lames lui paraissent tout à coup froides et terriblement affûtées.
Un brin désabusé mais pas découragé, il prend l'une des haches et en tend une autre à Elenàth. "Tenez. Ca se prend dans la main, comme ça, par le manche."
La hache pèse lourd dans la main d'Elenàth et son premier réflexe quand il lui donne, c'est de la renifler. Elle grimace devant l'odeur de la sueur qui imprègne le bois poli par l'usage et laisse retomber son bras le long de son corps, la lame en direction du sol. Elle semble ne pas savoir quoi en faire et regarde à nouveau Kaeril, interrogative : où veut-il en venir ?
Il a déjà brandi sa hache. La main en l'air, soutenant le poids de l'arme, il essaye de se souvenir du mouvement de poignet qu'imprimait Ronce Florépine lorsqu'elle l'abattait sur ses ennemis. Mais les souvenirs sont confus, et il se souvient davantage de son déhanché sensationnel que de ses techniques de combat. Hypnotisé comme à l'époque, Kaeril secoue la tête et décide de concentrer ses pensées sur Cënëdril. Le colossal Aoree est plus près de lui dans le temps, et surtout moins excitant. Il abandonne son geste et son bras redescend jusqu'à ce que la hache se trouve à ras du sol, ballotante.
"Tout ce qu'on va gagner, c'est que je vais réussir à me faire mal et Heryn va se moquer de moi", soupire-t-il.
Les deux elfes s'enfoncent dans la forêt en silence. Lui avance tout droit sans but précis, elle suit en regardant dans toutes les directions, encore émerveillée par ses nouvelles perceptions. La forêt vit autour d'eux, et elle ne se lasse pas d'observer les écureils dans les branches des arbres avec des couleurs et une netteté qui l'enchantent, d'écouter les bruissements, de sentir le bois d'une manière définitivement différente. Parfois un oiseau survole leurs têtes, et elle sursaute, peu habituée à les voir passer si distinctement. Depuis sa hauteur, ils lui semblent maintenant assez proches.
Kaeril ne prête pas grande attention à son enthousiasme. Bientôt, il s'arrête, estimant que l'endroit fera l'affaire. Ils ont atteint la lisière entre la forêt et le grand chemin de pierre qui traverse Strangleronce. Les arbustes qui se trouvent à présent devant eux sont plus minces et moins grands. "Ceux-là devraient être les plus faciles pour commencer", dit Kaeril en se tournant vers Elenàth. Il essaye de paraître rassurant mais n'en mène pas large. Pendant quelques secondes, il repense à la proposition d'Eldwinn de lire un manuel de bricolage, et il regrette presque de ne pas l'avoir pris au sérieux.
Les secondes passent, puis une minute, puis deux, et Elenàth se demande toujours ce qu'ils sont venus faire là, lorsque Kaeril lève à nouveau sa hache, cette fois d'un geste déterminé. "Regardez-moi, annonce-t-il en se tournant vers elle, c'est comme ça qu'on va faire !" Instant de panique pour la jeune elfe. Elle n'a pas tout compris, mais elle le voit clairement avec une arme brandie en l'air, et il regarde dans sa direction, à elle ! Son sang ne fait qu'un tour et l'instinct animal reprend le dessus. Elle bondit vivement en arrière, les dents serrées, prête à parer tout ce qui pourrait lui tomber dessus.
Bonk ! La hache s'enfonce dans l'écorce, à quelques centimètres de profondeur.
Elenàth penche la tête sur le côté. Ce n'était pas du tout ce à quoi elle s'attendait. Un éclair semble traverser son regard, et alors que ses yeux tombent sur sa propre hache dans sa main, tout s'éclaircit pour elle. Elle revient vers Kaeril, sans rien relâcher de sa prudence, et son attention se porte maintenant sur l'arbuste d'à côté, qui a l'air aussi fragile.
"Oui, sourit l'elfe aux cheveux violets, c'est comme ça qu'on va y arriver !"
