Kaeril

A mesure qu'il s'enfonce plus profondément dans la grotte, Kaeril tient plus fermement la torche dans sa main. Le feu vivote et l'éclaire d'une lueur faible, qui renvoie de petites ombres sur les creux de son visage. Il a l'air un peu ténébreux malgré ses yeux dorés. Myrah le suit de près, juste derrière, et elle lui indique de temps en temps le chemin à suivre en tendant le bras.

"Au fait, j'ai changé d'avis, dit-il tout en avançant, sans se retourner. Je partirai avec l'expédition de l'Alliance dans le Norfendre.
- Je croyais qu'il n'y avait rien pour toi là-bas ? demande la druidesse, surprise.
- C'est vrai. Mais je ne suis pas trop sollicité au campement, et il ne se passe rien dans les forêts d'Orneval. Si je voyage un peu, ça ne peut pas nuire au Clan, n'est-ce pas ?
- N'oublie pas que c'est Hiril qui décide où tu peux te rendre ou pas. Si elle ne voit aucun intérêt pour les Daendil, elle ou une Hîlneth pourrait t'interdire d'y aller.
- Espérons que non", répond Kaeril en haussant les épaules.

L'elfe vit dans le Clan reformé depuis à peine plus d'un mois, et ce n'est pas aussi simple qu'il l'aurait espéré. Le changement de mode de vie n'est pas facile pour lui. Au cours de sa longue vie, il a eu bien des rôles, apprenti prêtre, explorateur solitaire, officier de l'Alliance, mercenaire, et même membre d'un ordre de chasseurs de démons disparu; mais il n'a encore jamais appartenu à qui que ce soit. Il a bien du mal à renoncer à sa liberté pour servir les druidesses du Clan. Si on lui avait donné le choix, il aurait même préféré ne pas avoir à accompagner Myrah jusqu'ici.

Les Daendil ne facilitent pas vraiment les choses. La plupart le traitent bien, voyant en lui quelqu'un d'instruit sur le monde. Sa connaissance des races du monde extérieur, ses longs cheveux violets ainsi que son terrible accent lorsqu'il parle leur dialecte lui donnent un certain côté exotique à leurs yeux, et il suscite parfois la curiosité chez eux. Néanmoins, il n'est pas de leur sang, et certains même parmi les Rhîwin ne cachent pas leur mépris et leur méfiance envers celui qu'ils considèrent encore comme un "étranger".

"Pourquoi t'arrêtes-tu ?" demande Myrah. Les deux elfes se trouvent à présent en face d'une immense caverne, quelques mètres en contrebas. Le sol est truffé de stalagmites, et les murs sont recouverts de fins cristaux argentés et brillants. Kaeril ne les reconnaît pas, mais il est intérieurement soulagé d'être un peu mieux éclairé par leur lumière diffuse et bleutée. "Il y a un petit chemin qui descend sur le côté, à gauche", annonce l'Hîlneth, et il hoche la tête en faisant volte-face, sans qu'elle ait eu besoin d'expliciter un ordre.

Avec Hollian, Myrah et Kaeril sont les seuls étrangers à être acceptés au sein du Clan Daendil. Cela a créé une forme d'empathie naturelle entre eux, simplement parce qu'ils ne voient pas le monde tout à fait comme les autres. Ils savent que malgré leurs erreurs, il y a aussi du bon dans les autres peuples, et ils se sont déjà frottés à l'énergie et à l'ambition des races plus jeunes. Myrah a le rang d'une Hîlneth, et à ce titre, elle a tout pouvoir sur Kaeril comme sur n'importe quel mâle du Clan. Mais les deux elfes montrent toujours du respect l'un envers l'autre, comme s'ils étaient encore dans le monde extérieur et égaux. Ils se confient souvent l'un à l'autre auprès du feu dans le campement jusque tard dans la nuit, lorsqu'ils ne peuvent pas parler de leurs problèmes au reste du Clan. Ce sont souvent des problèmes de coeur, ces temps-ci, car ils traversent tous les deux une période trouble; mais n'importe quel autre problème trouve au moins une oreille attentive.

"Tu ne m'as toujours pas dit", reprend-elle sur le chemin d'un ton curieux, "pourquoi as-tu décidé de rester ? On m'a dit que Hiril t'avait donné le choix de partir ou non."
Kaeril échange son bâton et sa torche dans ses mains et soupire.
"Vous vous rappelez, quand Merende est partie en libérant les esprits ? Peu avant ça, je lui avais promis de protéger le Clan jusqu'au bout. C'est encore ce que je fais aujourd'hui."
La druidesse cligne des yeux, perplexe.
"C'est tout ?
- Non, ce n'est pas tout. Il y a aussi Idhren..."

Un bref instant de silence s'écoule, et un malaise s'installe. Tous deux se souviennent du soir où le vieil Idhren Eldwinn, mettant dans les mains de Kaeril un poignard sacrificiel, l'avait obligé à ouvrir les veines de Yijael pour accomplir le rituel qui avait ramené les esprits du Clan. Kaeril revoit le visage crispé de Yijael, et la détresse qu'on peut lire dans les yeux d'un condamné à mort face à son bourreau. Et puis, il y avait eu la révélation. Les deux hommes ne s'étaient jamais parlé auparavant; mais alors que Kaeril s'avançait, la mort dans l'âme, son anneau s'était reflété dans les yeux pleins de larmes de Yijael. Le jeune Rhîwin avait alors compris qu'ils aimaient tous deux la même femme; et son cri de désespoir à Elune semble revenir aux oreilles de Myrah et Kaeril, toujours vivace, à travers les murs de la caverne.

"Tu ne lui as toujours pas pardonné ?
- Comment le pourrais-je ? Je ne sais toujours pas pourquoi il m'a choisi, moi, pourquoi il m'a obligé à faire ça. N'importe qui d'autre aurait été plus approprié que moi, et je suis sûr qu'il le savait !"

Kaeril est devenu encore un peu plus sombre, sa voix a changé. Il est presque en colère; mais il finit par se raviser et reprend sa progression à travers la caverne aux cristaux.

"... Pardonnez-moi. Mais vous comprenez sûrement qu'après ça, je ne pouvais pas tout simplement tourner le dos et m'en aller. Je veux des réponses.
- Rien ne l'oblige à t'en donner, tu sais", répond Myrah d'une voix un peu compatissante. "Et Yijael ?
- Je n'arrive toujours pas à croire qu'il ait survécu. Je n'ai toujours pas eu de discussion sérieuse avec lui sur tout ça. Alors j'ignore ce qu'il en pense."

Les deux elfes finissent par arriver au fond de la caverne, à l'opposé du côté par lequel ils sont descendus. Au bout d'un petit chemin en cul-de-sac se trouve une source d'eau, ce qui est en soi un miracle à une telle profondeur, ainsi qu'un tapis d'herbes fraîches tout autour du puits. Myrah s'agenouille avec un sac à dos grand ouvert, et elle découpe quelques herbes pour les glisser dedans.

"C'est ça que Hiril vous envoyait chercher ?
- C'est Mahelys qui l'a demandé, répond la druidesse. Elle dit que ça servira à créer de nouvelles potions."

Elle n'a pas le temps d'en dire plus lorsqu'un terrible rugissement se fait entendre à travers toute la grotte. Une bourrasque d'air glacial traverse toute la caverne jusqu'aux deux elfes, dont la torche vacille vivement avant de s'éteindre brusquement. Tous deux se relèvent, inquiets d'être pris au piège si quelque chose venait vers eux. Kaeril repasse devant Myrah. Il tend son bâton dans sa main droite, à l'horizontale, pour faire appel à toute la magie divine et protectrice qu'il pourra constituer.

"Fallae ni endrill ! Restez en arrière, Hîlneth. Je vais m'en occuper."

Un grondement lourd fait trembler plusieurs fois les parois autour d'eux, et il semble de plus en plus intense, comme si il approchait. Kaeril se tient prêt au combat; car c'est ainsi que font les Rhîwin du Clan Daendil, qui ont le devoir de mettre leur vie en jeu sans hésiter pour protéger les autres. Puisque Idhren a déclaré qu'il était désormais "un vrai Daendil", s'ils doivent se battre et mourir ici, au moins fera-t-il honneur à son rang.

(Les récits n'auront pas forcément de lien entre eux. L'idée est qu'ils puissent être lus indépendamment les uns des autres.)

Le chemin dallé de pierres est étroit dans la montagne. La neige en a recouvert la plus grande part. Kaeril s'efforce de le suivre pour ne pas se perdre, mais la tempête qui s'est levée complique largement la tâche. La brume épaisse et glaciale filtre la lumière comme un voile opaque, et les tourbillons de flocons qui viennent s'écraser sur ses yeux rendent l'horizon indistinct au-delà d'une trentaine de mètres. Même pour un elfe, il devient très vite difficile de s'orienter.

Il ne sait plus depuis combien de temps il suit ce chemin supposé le guider jusqu'à l'autre versant de la falaise. Il ne peut plus voir le soleil pour dire combien d'heures il a déjà marché à travers le blizzard. Lorsqu'il réalise que la trace du sentier de pierre a complètement disparu sous les monticules de neige, il est déjà bien trop tard pour penser faire demi-tour. Sa robe de tissu fin, conçue pour le combat et assouplie par sa propre aiguille à coudre, ne le protège guère du froid déchirant.

Kaeril réalise qu'il s'est bel et bien perdu, en territoire inconnu et au beau milieu de nulle part. Il ignore combien de kilomètres, combien d'heures ou de jours de marche le séparent des vertes forêts du Fjord Hurlant et du bateau qui le ramènera au camp Daendil. Il sent bien qu'il a cessé de grimper, car son sac à dos semble plus supportable à ses jambes que tout à l'heure; sa route s'est élargie pour déboucher sur un grand terrain enneigé et plat, dont il ne peut voir les limites. Toutes les directions lui semblent désormais possibles. Il s'arrête, désorienté, et tandis que la tempête de froid se fait plus cruelle sur sa peau devenue bleu sombre, il porte une main en visière sur son front, cherchant d'un œil alerte le moindre indice sur le sens à emprunter. Les flocons s'infiltrent partout à travers le tissu, la peau, les cheveux; la neige dépose des baisers de glace dans son cou, s'empare de ses joues dans une étreinte mortelle.

« Ohééééééé ! » s'écrie-t-il, sans trop croire que quelqu'un l'entendra. Le bruit du vent couvre sa propre voix jusqu'à l'assourdir, mais cela ne l'empêche pas de crier encore plusieurs fois, dans toutes les langues qu'il connaît. Son esprit se fait de brume et ses idées deviennent troubles. Il ne parvient pas à songer à mieux pour se tirer de cette situation, il reste concentré sur sa gorge qu'il sent se réchauffer maigrement à force de s'égosiller. Après quelques derniers appels à l'aide lancés en vain, gagné par le désespoir, l'elfe se résigne à poser son sac à terre. Désormais, il devra attendre ici que la tempête se calme, en espérant y survivre.

C'est à cet instant, tandis qu'il se maudit d'être passé par ce qu'il pensait être un raccourci, au moment où le lourd paquetage vient s'écraser dans la neige molle, qu'il aperçoit une silhouette dans le brouillard. Rien ne permet de la distinguer au début, si ce n'est deux maigres lueurs bleues à hauteur de visage. L'ombre avance vers lui, et sa peau apparaît, blanche pâle sous un corset de maille, puis ses cheveux bleus clairs tressés en natte et qui tombent sur sa poitrine. Kaeril retient son souffle, tandis que la silhouette prend forme, révélant peu à peu une elfe qu'il croit reconnaître... comment aurait-il pu l'oublier ?

La femme ténébreuse avance d'un pas mesuré. Son visage est fermé. Elle tient une rapière dans sa main gauche, prête à servir. Ses yeux bleus brillent d'une marque de mort, et ils fixent Kaeril intensément comme s'ils le reconnaissaient aussi. La neige balaie ses joues creuses, mais elle semble ne pas sentir le froid. Kaeril, lui, reste planté là sans réagir, tétanisé de stupeur. Il peut sentir le danger, mais ses jambes refusent de bouger. La moindre pensée est brouillée par l'incompréhension et la panique, mêlées à une étrange gaieté. Le temps semble s'arrêter, et toute action lui devient impossible. Il se voit, le plus simplement du monde, serrer l'elfe dans ses bras, puis tomber à genoux, la lame perforant son torse sans résistance. C'est comme si quelqu'un d'autre agissait à sa place, ou plutôt « refusait » d'agir. Il pose ses mains sur la blessure, qui ne saigne pas ou à peine dans la glace. Il ne ressent pas la douleur, mais il lutte pour rester conscient. Les flocons de neige fondent sur ses pupilles dilatées et ses yeux s'emplissent de larmes gelées. A travers ceux de sa meurtrière, qu'il ne voit plus que comme une tâche trouble dans le fond d'un regard mort, Kaeril ne peut lire aucune explication. Il s'entend alors murmurer son nom dans un dernier souffle. « Chrisae... »


Un faible cri déchire la nuit et il se réveille en sursaut. Ses yeux affolés cherchent à retrouver leurs repères dans l'obscurité. Sa première réaction calme et réfléchie est de porter sa main sur son torse nu, à la recherche d'une blessure. Rien; mais une douce chaleur l'apaise peu à peu. Dans la pénombre de la hutte où il se trouve, Kaeril reconnaît la belle Galadrinn endormie tout contre lui. Il se souvient à présent que la Laerin l'avait réclamé pour ne pas passer la nuit seule, et il soupire longuement. Quelque chose en lui est bel et bien meurtri.

L'elfe quitte silencieusement le drap de tissu qui les recouvrait, s'habille légèrement et sort sans faire un bruit pour s'éloigner du camp.

Aerlinn toussote vivement. Manifestement, elle n'aime pas du tout le jus de raisin, et Kaeril s'étonne qu'elle ne l'ait pas déjà recraché. Il pose la cuillère en bois à même le sol et reprend Aerlinn dans ses bras. "Moi qui pensais que tu aimerais autre chose que le lait, que ça te changerait un peu...", soupire-t-il en se relevant. "Allez, ajoute-t-il, on rentre au camp, ma puce." Il la contemple un instant entre ses mains, l'air attendri, et la blottit contre lui. Il reçoit une sorte de gazouilli et un grand sourire en guise de réponse.

Par ordre d'Hiril, matriarche du Clan, l'elfe s'est retrouvé chargé d'élever la petite Aerlinn. Du jour au lendemain, lui qui a été voyageur solitaire, mercenaire ou même officier de l'Alliance, lui qui a participé à certaines des plus dangereuses batailles de son temps, est devenu nounou pour un bébé de dix-neuf mois. Kaeril n'a pas eu son mot à dire : traditionnellement, chez les Daendil, les Rhîwin se doivent d'obéir aveuglément et sans réserve aux druidesses. Ils ne sont pas supposés émettre des doutes ou discuter les décisions prises. Au début, il s'était malgré tout risqué à signaler le fait qu'il n'a jamais élevé d'enfant; mais son appréhension était alors tombée dans des oreilles sourdes.

Avec le temps, Kaeril s'est progressivement persuadé, à tort ou à raison, que Hiril lui a confié la petite précisément pour l'entraver, pour le priver d'un peu de sa liberté. Elle semble aimer avoir le contrôle absolu des allées et venues des "mâles", comme elle les appelle. Ca ne leur pose pas de problème, pour la majorité d'entre eux : ils sont nés dans le Clan et ont été élevés ainsi, ils n'ont jamais connu d'autre société. Mais pour d'autres, comme Yijael ou Kaeril, qui sont encore en contact avec le monde extérieur, l'idée d'être épié dans ses moindres faits et gestes a fini par devenir tout bonnement insupportable. Hiril a certainement dû s'en apercevoir, et elle essaye donc de limiter leurs déplacements. Ils seraient bien plus dociles s'ils restaient à sa portée, dans le camp Daendil, loin dans la forêt d'Orneval, loin de tout.

Pour la première fois depuis qu'il a intégré le Clan Daendil, Kaeril réalise très clairement qu'il ne pourra plus en partir. Devant Hiril, il a juré au prix du sang son allégeance et sa complète dévotion. Il n'est plus libre de ses actes; et si elle en décidait ainsi, il pourrait très bien rester à son service pour toujours. Hors de question de penser à s'enfuir : Yijael, le dernier à l'avoir essayé, a failli le payer de sa vie, alors qu'il est de pure lignée. Pour lui, qui n'a pas une goutte de sang Daendil dans les veines, Hiril n'aurait aucune pitié, pense-t-il. Bien sûr, il a choisi ce mode de vie en pleine conscience; mais son instinct réclame le voyage et l'aventure, chaque jour de manière un peu plus insistante. Ainsi se trouve-t-il peu à peu tiraillé entre son devoir, qui lui impose de se plier aux us et coutumes du Clan, et sa conscience qui souffle un vent de liberté à ses oreilles.


Que faire ? A ce dilemne, seul un babillage d'enfant masqué par le bruissement des arbres vient répondre...

Les trois orcs s'avancent, menaçants, tandis que l'elfe de sang gringalet semble préparer une incantation derrière eux. Kaeril se tient en garde, prêt à faire face, et il sent contre son dos Kharess qui fait de même. Ils n'ont pas besoin d'échanger un mot. Leur stratégie s'est établie naturellement avec le temps passé au combat ensemble, et chacun sait ce qu'il a à faire.

Pourtant les choses ne se passent pas comme prévu cette fois, et la voleuse a la surprise d'entendre Kaeril pousser un grand cri rageur. Elle se retourne pour le voir bondir en toute hâte sur l'un des orcs, une dague à la main. Pris de court -comme tous les autres-, le malheureux tombe à la renverse, tandis que l'elfe jeté sur lui enfonce sa lame dans la jugulaire d'un geste net. "Merde", souffle-t-elle en se lançant à son tour dans la bataille.

Les deux orcs restants ont sorti leurs armes. Leurs hurlements de fureur semblent indiquer qu'ils sont bien déterminés à venger leur compagnon, et ils se précipitent eux aussi sur Kaeril. L'un d'entre eux, une hache à la main, abat son bras de toutes ses forces dans le dos de l'elfe. Mais ce-dernier fait brusquement volte-face, et sa dague ressort de la gorge de l'orc tué dans un jaillissement sanglant, pour venir contrer le coup porté. Kharess engage le deuxième orc avec sa vivacité habituelle. Ses mains habiles font jouer un déluge de lames qui oblige son adversaire à reculer pour parer toutes ses attaques. Lorsqu'elle tourne la tête, elle peut voir Kaeril qui assène un violent coup de pied dans les jambes de l'orc à la hache. De carrure bien supérieure à celle d'un elfe de la nuit, l'ennemi ne tombe pas; mais cette manœuvre le surprend et le déstabilise suffisamment pour voir son bras repoussé sans ménagement.

L'orc éclate de rire, sans doute amusé par la défense hargneuse à laquelle il ne doit pas être habitué. Il porte un deuxième coup de hache tout aussi sûr que le premier; mais il est cette fois repoussé par une épée longue. Kaeril a profité des quelques secondes gagnées pour s'emparer de l'arme du premier orc, qui s'agite de convulsions nerveuses dans une flaque de son propre sang. L'elfe n'a jamais manié sérieusement l'épée, mais sa rage le prive de tout discernement. La lame presque trop lourde pour lui s'abat de manière frénétique et incontrôlée sur son ennemi. Chaque coup s'accompagne d'un cri terrifiant, venu du fond de ses tripes.

Kharess, de son côté, finit de se débarrasser de son adversaire sans problème. Il n'était pas de taille face à toute son expérience du combat, et l'une des lames de la voleuse a fatalement fini sa course dans son bras gauche, suivie de l'autre rapière dans sa poitrine, à travers l'armure de cuir. Elle récupère ses armes et fait volte-face, sans pitié pour sa victime qui s'effondre, lorsqu'une lumière aveuglante vient l'éblouir. Son sang ne fait qu'un tour et elle comprend immédiatement ce qui se passe. Dans la précipitation, personne n'a prêté attention à l'elfe de sang qui, en retrait, incante tranquillement ce qui ressemble à une énorme boule de feu. "Il va les crâmer tous les deux !" songe-t-elle.

Complètement aveuglé de rage, Kaeril ne réalise pas ce qui se passe, et il continue d'enchaîner des attaques sauvages et irréfléchies sur l'orc qui pare les coups sans difficulté avec sa hache. La voleuse a tout juste le temps de se jeter sur son compagnon, et tandis qu'ils tombent tous deux à terre, un torrent de flammes passe au-dessus de leurs têtes. Le feu trace une ligne droite dans les airs et vient finir sa course sur le dernier orc, qui se met à hurler alors que son corps s'embrase instantanément. Le sin'dorei, stupéfait d'avoir manqué sa cible, réalise qu'il ne reste plus que lui, et son aspect maigrichon en dit long sur le temps qu'il tiendrait dans un affrontement direct. Pris de panique, il s'enfuit sans demander son reste.

Les deux elfes restent ainsi un moment, allongés l'un sur l'autre, respirant du mieux qu'ils peuvent pour retrouver leurs esprits. Leurs regards se croisent, celui de Kharess se trouble. A travers les yeux de Kaeril, elle ne lit pas l'amour et le désir comme elle s'y attendait, mais encore de la colère, un fond de rage mal maîtrisé et à peine contenu, prêt à resurgir à tout instant. Elle lui saisit la main et l'aide à se relever, feignant l'indifférence et l'assurance.
"Bordel, mais qu'est-ce qui te prend ? C'est moi qui cogne et toi qui couvre nos arrières, chéri, t'as oublié ?"

Elle jette un oeil à ses lames pour vérifier qu'elles ne se sont pas abîmées. Rien de sérieux; mais quand elle relève la tête, une mauvaise surprise l'attend. L'elfe de sang est revenu, et cette fois-ci avec des renforts plus nombreux, frais et prêts à en découdre. Kaeril reprend sa position derrière elle, mais il n'a pas lâché son épée. Dans une langue qu'ils sont seuls à comprendre, il glisse d'une voix sombre :
"Hiril m'a ordonné de passer la nuit avec elle. Il faut que je pense à autre chose maintenant, tu comprends. Alors, ils peuvent venir... oui, qu'ils viennent encore. J'ai envie de tuer !"

La voleuse reste sans réaction, interdite, alors qu'une traînée de sang vient se fracasser sur sa joue.